Le 10 juillet dernier est sorti Réalité, le nouvel EP de Grand Soleil. Après deux projets plutôt orientés electro pop, le duo se laisse séduire par une techno beaucoup plus brute et sombre, une techno qui a des choses à dire.

© Julie Oona
La science-fiction, c’est avant tout une histoire de machines. Celles qui sont régies par des lois strictes, comme les robots d’Isaac Asimov. Celles qui se rebellent contre l’oppression, comme les androïdes de Blade Runner. Ou encore celles surpuissantes et malfaisantes, comme Glados, l’IA fondue d’humour noir de Portal. Forcément, quand on est passionnés depuis toujours par ces univers, comme le sont les deux frères de Grand Soleil, on développe un rapport très particulier à la machine.
Il y a d’abord la machine intrigante, mystérieuse, qui produit des sons étranges. « C'est en commençant à écouter de l'électro et du hip hop, on se demandait d'où venaient toutes ces sonorités » répondent-ils quand on leur demande ce qui les a poussés à se lancer dans la musique. « C'est comme ça qu'on a découvert les samples, les synthés analogiques... Chercher puis réussir à reproduire des sonorités qui nous semblaient inaccessibles, c’est ça qui nous attire. » Il y a aussi la machine qui amuse et qui inspire, jusqu’à parfois surgir là où on ne l’attend pas : « Les B.O. de jeux vidéo ont vraiment participé à notre éveil musical. Je crois que la première fois qu'on a entendu de la drum'n bass, par exemple, c'était dans Wipe-Out. Parfois, des sonorités et des mélodies sortent instinctivement, on se rend compte rapidement qu'elles se rapprochent de telle ou telle B.O. de jeu auquel on a pu jouer. » Et puis, il y a bien sûr la machine qui permet de composer, d’expérimenter, de s’affranchir des règles. « C'est un processus très aléatoire. On peut tout autant composer chacun dans son coin que réaliser un titre ensemble de A à Z. Dans tous les cas, on finalise à deux. »
Dès le premier morceau éponyme de Réalité, on est frappé par le son bien plus brut et direct que les derniers EPs. Jusqu’ici, le duo nous entraînait dans une vague de nostalgie avec leurs atmosphères dignes des meilleurs dessins animés SF des années 80. Ici, il n’en est rien. L’ambiance futuriste invitant au voyage est toujours là, mais nul doute que ce voyage-ci ne sera pas aussi doux que les autres. « Quelle est ta définition du réel ? » martèle la voix sombre de Morpheus, personnage de Matrix. Alors que l’on entame une profonde réflexion philosophique, le morceau est propulsé par une basse lourde, presque envahissante. Ça y est, on a embarqué dans le vaisseau Grand Soleil. Le voyage peut commencer.
À peine a-t-on décollé que les premières turbulences se font ressentir. Tandis qu’un son strident surgit dans nos tympans, le vaisseau entre dans une dimension jusqu’alors jamais visitée. « Dans Error 404, on a utilisé le son d'un modem internet des années 90. Ce son est dingue parce qu'on a l'impression d'entendre fonctionner les entrailles d'un ordinateur. » À l’écouter, ses entrailles sont en train de passer un sale quart d’heure. Son cri d’agonie semble s’éterniser, jusqu’à se figer dans une boucle temporelle, « comme si c'était la voix de l'ordinateur qui s'exprimait en langage binaire. On a ensuite ajouté une basse très lourde et organique. La machine prend alors conscience d'elle-même. Que va-t-elle faire de son créateur ? »
C’est bien avec « Human Error » que l’on prend conscience de toute la noirceur qui est venue teinter le son de Grand Soleil. « Cette évolution est logique » expliquent-ils. « On pourrait dire que ce son fait le pont entre une techno un peu dure et quelque chose de plus mélodieux, narratif, avec un grain de folie. Il correspond aussi à notre envie de jouer une musique qui tape fort en live et en DJ set. ». Pourtant, plus le morceau avance, plus l’on ne peut s’empêcher d’entrapercevoir la part d’humanité qui anime la machine. La mélodie fait doucement son apparition, accompagnée du sample « big bright yellow sun ! » (sample également présent dans « Song for Shelter » de Fatboy Slim, qui a donné son nom au groupe), qui contrebalance avec l’obscurité du début. Pour ce qui est de notre voyage, il semblerait que celui-ci soit compromis. La machine est désormais autonome et compte bien nous emmener où bon lui semble, se laissant voguer au gré des marées galactiques. Sables Mouvants, piste suivante de l’EP, lui semble d’ailleurs être la B.O. idéale pour cette errance spatiale.
Quand on leur demande ce qui les attire tant dans la science-fiction, les deux frères sont unanimes : « Le fait que ce soit des futurs possibles, avec tout ce qu'il peut y avoir de fascinant et d'angoissant à la fois. » Difficile, en effet, de choisir entre l’excitation du coup d’œil jeté à travers les failles du temps et l’incapacité de voir ces récits autrement que comme des mises en garde. Acte final de l’EP, « What Are My Dreams » raisonne comme une plainte, voire une accusation à l’encontre de ceux qui refusent de voir les signaux d’alarme. Chantées à travers un vieux vocoder des années 70, les paroles reflètent l’incertitude de notre époque face à son avenir. Qu’elles soient prononcées par les passagers du vaisseau qui réalisent qu’ils se sont engagés dans un voyage sans fin, ou par la machine qui contemple l’éternité qui s’étale devant elle, la question reste la même : comment envisager un avenir où le soleil peut ne plus se lever ?
À l’instar d’un Splendor & Misery de Clipping, Réalité prouve qu’il est possible de raconter une grande histoire de science-fiction à travers la musique. À l’aide de sons mécaniques comme celui du modem 56k ou de samples de jeux vidéo, Grand Soleil déballe un récit rétro-futuriste qui rend hommage aux œuvres qui ont marqué leur enfance. Si Akira, Final Fantasy VI et 2001, l'Odyssée de l'Espace sont les premières qu’ils citent, c’est sans doute parce qu’elles sont l’aveu de leur attrait pour la SF qui n’en est presque pas, celle qui paraît si proche de nous que la barrière entre réel et fiction est quasi invisible.
Impossible donc de ne pas leur demander leur définition du réel, et eux de compléter la citation de Morpheus : « Si tu veux parler de ce que tu peux toucher, de ce que tu peux goûter, de ce que tu peux voir et sentir, alors le réel n'est seulement qu'un signal électrique interprété par ton cerveau. » Pilule bleue ou pilule rouge, il semblerait que nous ne soyons, finalement, que des machines.
Propos recueillis par Simon Aunai
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