Chez Tourtoisie, on aime autant danser dans les salles de concert que s’asseoir au fond d’un siège moelleux devant un écran géant. En prêtant toujours une oreille attentive au contenu audio des films, une fière équipe de frondeurs est heureuse de vous présenter B.O.BINES, la branche cinématographique de Tourtoisie. Cinéma indépendant, bandes originales renversantes, compositeurs émergents… c’est avec grand plaisir que chaque mois, nous vous partageons nos coups de cœurs musicaux du grand écran.

Lorsqu’on parle de musique au cinéma, on parle généralement de cette relation inégale entre deux produits distincts, de la manière par laquelle ce que l’on entend vient amplifier ce que l’on voit à l’écran. Le plus souvent, une musique de film nous plaît car elle nous renvoie à des scènes précises, parce qu’on peut l’écouter seule comme une chanson, ou parce qu’elle est source d'une certaine ambiance. La bande originale du premier long-métrage de Thomas Germaine, Aland, composée par Clément Mirguet déconstruit ce schéma et établit un rapport fusionnel et inébranlable entre la musique et l’image. On connaît le compositeur normand pour sa musique ambiante et intimiste, d’une beauté froide. Ancien membre du groupe de rock expérimental Orchester et compositeur pour le théâtre, Clément Mirguet signe cette bande originale dans une veine similaire à celle de son album solo M sorti en 2019.
La grande majorité de Aland est tournée en un plan-séquence ininterrompu de plus d’une heure. Dans un paysage de forêt glaciale, Thomas Germaine interprète le rôle d’un homme qui sort de la maison familiale après avoir commis un acte irréparable et se retrouve subitement confronté à son propre ressenti face à ce qu’il vient de faire. Cet homme évolue dans sa réaction la plus brute et cette caméra qui suit chacun de ses faits et gestes rend le spectateur témoin de l’état changeant de son esprit. Germaine est à l’écran pendant la quasi-totalité du film et livre un jeu émotionnel chargé à deux-cent pourcent afin de transmettre les nuances de cette expérience intense que vit le personnage. Il n'y a aucun dialogue dans ce film, le parcours de cet homme à travers son propre esprit est alors le seul repère tangible.
Face a cette absence de parole, la musique de Clément Mirguet n'illustre pas simplement le film. Avec ses drones, ses dissonances, ses mélodies éphémères et son caractère sombre et incertain, elle sort du prisme de la “musique pour l’image” pour devenir le reflet du personnage dans toute sa détresse, le bruit de sa conscience. Elle n’est plus l’habillage de la situation, elle est le personnage. Le spectateur est envoûté par l'intensité du jeu à l'écran et l'omniscience du son qui l'entoure. Il devient alors impossible de déterminer lequel des deux guide l'autre. L'instrumentation, menée par des motifs de piano sur une base de cordes graves et de synthétiseurs passant de nappes à très basses fréquences à du bruit strident nous enracine dans cette séquence détachée du monde pour ne se concentrer que sur l’intériorité de cet antihéros. Cette musique étroitement liée au jeu de l’acteur-réalisateur montre tout de par son énergie glaciale mais reste suffisamment subtile pour ne rien vraiment dévoiler, laissant à l’auditeur la liberté d’imaginer l’ampleur de l’état d’âme du personnage.
Il n’est donc pas surprenant compte tenu de l’importance de la musique pour ce film que la première idée du réalisateur était de présenter Aland comme un ciné-concert en présence du compositeur et des musiciens, malheureusement impossible dans le contexte actuel. La symbiose entre la musique et le film n’en est néanmoins pas réduite et garantie une expérience sans équivalent dans l’offre cinématographique actuelle.
Aland est programmé au cinéma Le Saint-André des Arts dans le 6e arrondissement de Paris jusqu’au 20 octobre.
La bande originale du film est disponible sur les plateformes de streaming, ou en téléchargement et vinyle sur Bandcamp.
Par Dimitri Sinitzki